Alex Prager le monde en technicolor
Faces in the crowd
Alex Prager se situe dans l’héritage de la « Staged Photography » initiée par Jeff Wall. Mais alors que ce dernier, et d’autres comme Philip Di Corcia ou Gregory Crewdson se sont cantonnés à l’image fixe malgré une mise en œuvre et une facture cinématographiques, la plasticienne californienne mêle de manière inextricable l’image arrêtée et les images montées et filmées.
Alex Prager et le technicolor
Jeff Wall a articulé sa démarche avec l’idée de réaliser un travail « documentaire » sur ses contemporains à travers le prisme de l’histoire de l’art, en créant des peintures photographiques. Ce qui est à entendre dans les deux acceptions, formelle et iconographique. En effet, Jeff Wall convoque des œuvres, pour la plupart picturales, et les reconstruit minutieusement sous forme de photographies exposées dans des boites lumineuses, rappelant aussi bien la projection cinématographique que les publicités de la société de consommation de masse. Ces images sont bien des restitutions de tableaux. Mais ces « tableaux photographiques » ont surtout pour vocation de dépeindre, dresser, précisément, le tableau de la « vie moderne », en pointant l’écart entre le modèle issu de l’art classique ou ancien, et le constat du désenchantement du monde contemporain. Il dévoile ainsi un des traits fondamentaux de l’art moderne et post-moderne : la perte d’aura.
© Alex Prager
En revanche, Alex Prager semble profondément attaché à l’aura du cinéma en « technicolor », (Lawrence d’Arabie de David Lean, Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, entre autres), tout du moins dans son appellation générique sinon le technicolor trichrome strict. Ce procédé se caractérisait par un chatoiement des couleurs unique, mais ce que retient Prager c’est bien plutôt la colimétrie des films qui ont suivi, également très saturée mais moins éclatante tels que West Side Story (1961), Les Oiseaux (1963), La Mort aux trousses (1959), Pas de printemps pour Marnie (1964), etc. C’est dans ce cadre historique et esthétique qu’elle examine la « condition humaine » à travers non pas des « tableaux photographiques », mais des « images-technicolor » monumentales, d’ailleurs indissociables de courts métrages qui agissent en tant que multiplicateurs de perspectives. Elle reprend, dans ses installations et ses photographies, de nombreuses techniques propres au cinéma des Sixties allant de Hitchcock à Don Siegel, notamment les split screen qui autorisent des narration simultanées, synchrones ou décalées, mais aussi des niveaux de détails variés. Ces emprunts stylistiques ne sont pas artificiels, certes ils correspondent à une évidente fascination personnelle mais répondent aussi parfaitement au propos. Ce monde lisse de l’acmé hollywoodienne permet à la photographe d’entretenir efficacement la contradiction entre l’image et les pulsions qu’elle occulte…
Auteur : Thierry Grizard