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Peinture et langage dans l’art contemporain

Peinture et langage: la peinture selon Richter est un mode de pensée qui "représente" ce qui fait d'elle un art silencieux au discours prolixe

Peinture et langage dans l’art contemporain

Digressions sur la prolixité de la peinture

Peinture et langage: le référent et les références

Un tableau nous parle, oui nous parle, et de bien des manières.

Les signes les plus superficiels que nous communique le tableau c’est ce que Barthes appelait concernant la photographie: le « studium ». C’est-à-dire ce que dit l’œuvre à travers notre culture et donc l’histoire de la peinture, et plus largement les arts visuels. On reconnait tel style, tel héritage. Au delà on pourrait aussi en évoquant Bourdieu parler d’identification de classe, etc.

C’est la manière la plus banale qu’a une toile de « nous dire quelque chose ». « Ça nous rappelle » Rothko, Vermeer ou telle exposition. « Ça ressemble à » un lieu, une ambiance, etc. Bien des œuvres ne sont pour nous que ces réminiscences qui nous confirment que l’on a bien compris, que l’on est en mesure de comprendre. Il y a une reconnaissance plate devant la toile. Le faiseur et le regardeur échangent une même culture. C’est un écho sur la surface picturale comprise comme un miroir culturel. Beaucoup jouent naïvement ou malicieusement de ces rebonds du référent et de la référence.


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© Michaël Borremans.

Gerhard Richter par exemple qui cite dans Eisberg Caspar David Friedrich pour nous indiquer qu’il y a ici de manière inhabituelle pour lui quelque chose de romantique. Ou Michaël Borremans qui emprunte à Courbet ou Velasquez mais pour aller au-delà en nous interpellant par un « appât » culturel.

Peinture et langage: l’héritage

Cependant si cette appréhension « cultivée » est extérieure pour nous elle ne l’est pas nécessairement pour l’artiste. Car la peinture a longtemps été, et peut-être de nouveau, une technique à l’apprentissage lent qui se fait par l’exercice de l’œil et de la main et donc bien entendu en observant ses prédécesseurs.

Il y a donc dans chaque tableau des filiations positives ou négatives. Elles ne peuvent pas être ignorées, que l’artiste les rejette ou pas. C’est souvent d’ailleurs quand il a commencé à oublier ce qui a été ingéré qu’il parvient à sa maturité. Finalement le jeu des filiations en matière d’analyse se justifie tout du moins en tant que béquille de compréhension.

Peinture et langage: le mutisme de la peinture

Il y a aussi ce que raconte le tableau. Les signes narratifs que l’artiste a volontairement disséminés de manière plus ou moins absconse. C’est encore un autre éclairage. Il y a d’ailleurs des œuvres qui résistent longtemps d’autant qu’il ne faut pas trop se fier aux propos rétrospectifs ou parfois manipulateurs du créateur. Les peintres ont très souvent fait de leurs œuvres des représentations en forme d’impasse ou, quand il s’agissait de commandes, de labyrinthes qui ne se révèlent qu’à force de voir ou se remémorer. La peinture comme dirait Borremans est un nœud parce qu’elle a toujours, même dans l’art abstrait, une narration au moins sous forme d’analogie. Mais puisque c’est un mode d’expression immobile et muet le sens se dérobe, ou tout du moins est ambivalent et multiple. C’est une représentation sans développement discursif, un signifiant au signifié ou ambigu ou tautologique et depuis les avant-gardes en rebond sur lui-même avec les interrogations légitimes mais peut-être trop récurrentes et faciles de la surface, la plasticité, le plan de représentation, etc. autant de boucles qui engendrent un « discours » plastique en perpétuel remise en cause, parfois artificiellement. Ce qui nous fait regretter que Wittgenstein n’ait pas consacré plus de textes à l’art.


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© Giorgio Morandi.

Peinture et langage: peinture et photographie

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© Thomas Ruff.

La photographie qui elle aussi est plane et présente des objets, formes, couleurs et lumière, ne produit pas, en tant qu’image, le même résultat que l’œuvre picturale. La photographie capte toujours des référents réels, elle les fixe dans le temps. Elle capture même quand elle est une mise en scène. La photographie ne représente pas, elle expose ce qui a été. Alors que la peinture même illusionniste est la figuration d’une idée, d’une démarche, d’une intention. Tout dans la peinture est artifice à l’inverse de la photographie qui garde un lien indissoluble avec le réel. La photographie a toujours été, qu’elle soit de reportage, d’amateur ou plasticienne, la captation d’une réalité révolue et non un pur produit de l’imagination ou de la gestuelle artistique. C’est bien pourquoi la peinture est bien plus bavarde que la photographie. C’est un système sémiotique alors que la photographie reste profondément attachée au référent physique et au temps. Les deux sont du coup très modernes tant le statut de l’image est central à l’ère numérique. Thomas Ruff est un de ceux qui a le plus poussé l’exploration de la reproduction photographique, comme Richter est aussi un des plus grands explorateurs de la représentation picturale.

Peinture et langage: le contingent, du particulier à « l’universel »

Concernant la « narrativité » de la peinture il y a aussi l’anecdote, le quotidien, les instants où l’œuvre a mûri. Là évidemment on ne dispose que rarement d’indices. Pourtant le moment de l’exécution est crucial et souvent inaccessible excepté pour certaines époques de faits notables ou quand l’artiste s’est confié avec plus ou moins d’honnêteté. Prenons encore le cas de « Eisberg » de Gerhard Richter, il reproduit comme il l’a fait à de nombreuses reprises une photographie de glacier. Cliché issu d’un de ses voyages. Gerhard Richter a toujours clamé que le Photo Painting était destiné à éliminer le style, la subjectivité, les artifices et la notion de motif. Selon Richter ces reproductions picturales de photographies sont des variations de l’idée de ready made. Pourtant ce tableau, dont le sujet est la lumière telle qu’elle peut être rendue sur le plan pictural, est aussi paradoxalement teinté de nostalgie et de pathos. Un sentimentalisme romantique avoué d’ailleurs puisqu’il y a une référence très explicite. Or Gerhard Richter confesse lui-même que si sa démarche est bien de seulement peindre, de travailler la surface et la plasticité, ce tableau comme toutes ses œuvres est aussi un écho de sa vie privée. Ce qui signifie qu’il y a un aussi au sein de la recherche plastique un sens intime, (Dans le cas d’Eisberg le divorce douloureux avec sa femme), et contingent, qu’il y a donc de la subjectivité, celle contre laquelle pourtant Gerhard Richter lutte avec obstination.


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© Gerhard Richter, « Eisberg ».

Peinture et langage: repentirs, coulures et accidents

L’autre voie si fascinante par laquelle le tableau parle ce sont les accidents, les maladresses ou les paresses ou ratés ou encore les réussites qui parcourent la surface peinte dans son état « final ». Ces fragments de tableau qui nous parlent accidentellement et de façon persistante. Cette lumière, ce jaune, ce brillant des cheveux, les notations, le temps pris à rendre une pièce de tissu. On imagine l’obstination, l’exaspération, ou l’énergie du peintre à cet instant T et dans ce point P restreint de l’espace. C’est Adrian Ghenie qui emplâtre rageusement sa toile, Borremans qui s’applique sur des cheveux, ou Cogné qui passe son fer à repasser. Tout cela nous parle d’un espace et d’un temps précis.


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© Adrian Ghenie. Courtesy Centre Pompidou.

Peinture et langage: le temps long

Il faut avoir longuement un tableau sous les yeux pour qu’il se révèle et qu’il nous raconte tout cela. Les expositions sont tout le contraire. On ne voit presque rien, on imagine et refaçonne ultérieurement. Heureusement catalogues et pages internet sont là parfois pour rafraichir la mémoire. Ce dialogue est aussi une façon que le tableau a de nous parler en nous arrêtant. C’est ce que Michaël Borremans appelle le nœud qui distingue le bon du tableau banal. La toile a su imprimer notre œil et notre mémoire. Il a su nous capter et rester vivant. Même les Cobra, qui privilégient la spontanéité, le geste et la rapidité, nous donnent ce temps long de la peinture. Alechinsky dans ses prédelles, annotations et ses signes en écho, nous plonge, malgré le souci de la spontanéité gestuelle et rapide, dans un temps long de va-et-vient, d’arrêts et de retours. Or ce dialogue de la peinture avec elle-même « ça se voit », ou tout du moins ça finit « par se voir » et c’est en cela qu’elle est si bavarde.

Finalement un tableau envoie tant de signes que l’on peut bien dire qu’il n’y a rien de moins muet qu’une toile.


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© Pierre Alechinsky.

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